À l’invitation de Benjamin Millepied, Boris Charmatz transmet aux danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris une de ses œuvres- phares, 20 danseurs pour le XXe siècle. « Exposition collective », elle permet au public de déambuler dans les espaces publics du Palais Garnier à la rencontre des danseurs de la Compagnie et de 80 solos, extraits de pièces du XXe siècle. Un moment inédit et savoureux.
Museum of Modern Art of New-York
© César Vayssié
Première de vos œuvres à entrer au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris, 20 danseurs pour le XXe siècle est un projet à géométrie variable. Il a connu différentes étapes publiques, notamment au MoMA à New York et à la Tate Modern à Londres. De quelles motivations ce projet répond-il ?
Boris Charmatz : Ce projet traite de la mémoire et de l’histoire. Il propose aux danseurs et au public de se placer au niveau du travail de studio, au niveau des matériaux qui font de la danse une pratique et une pensée chevillée au corps. J'ai eu l'intuition que cette sorte de « librairie chorégraphique vivante » pouvait être adaptée au Corps de Ballet et à son répertoire.
De la Boîte-en-valise de Marcel Duchamp au Musée des aigles de Marcel Broodthaers en passant par le MOMAS de Martin Kippenberger, nombreux sont les projets d’artistes qui, au XXe siècle, ont éprouvé la nécessité de questionner la notion de « musée ». Chacun a ainsi interrogé le rôle de l’institution muséale dans son rapport à la société, aux œuvres et au public. Dans le domaine chorégraphique, ce type d’interrogation est longtemps demeuré plus lacunaire, sinon absent. Or, vous avez fait le pari de conjoindre, à votre pratique d’artiste, celle de direction d’une institution qui précisément porte ce nom de « Musée ». De quelle manière 20 danseurs pour le XXe siècle s’inscrit-il dans l’horizon de ce chantier au long cours dans lequel vous êtes engagé ?
B.C. : 20 danseurs pour le XXe siècle est l’un des protocoles de travail que nous avons inventé pour faire exister ce Musée de la danse, installé à Rennes(1). Mais nous avons aussi réalisé des expositions monographiques autour de Jérôme Bel, Xavier Le Roy, Anne Teresa De Keersmaeker, La Ribot ou prochainement Yvonne Rainer, ainsi que d’autres thématiques, telles que Krump ou Danse-Guerre. Nous avons également produit nombre d’œuvres imaginées par les artistes pour la naissance de ce musée d’un genre nouveau. Nous avons transformé la Tate Modern de Londres en Musée de la danse pour quarante-huit heures(2) avec la participation d’une centaine d’artistes, ou encore investi l’espace public(3) avec une danse conçue comme une flamme à entretenir pendant douze heures, mêlant pédagogie, transmission, chorégraphies, dance floor, folklore et art contemporain pour des foules qui fabriquaient en grande partie elles-mêmes les mouvements de cet évènement. L'invention de formats collectifs d'exposition est devenue une caractéristique de ce projet. Le Musée de la danse est un outil imaginé pour structurer ce désir nécessaire de faire se confronter ce qui habituellement ne se rencontre pas : des corps et des pensées, des amateurs et des professionnels, l’art contemporain et la danse, l’histoire et l’improvisation sauvage, le local et l’international, avec un projet dont la majeure partie des gestes est créée à Rennes avant de s’évader et de voyager ailleurs. Tant que le Musée de la danse nous aide à penser le contemporain et ses nombreuses angoisses, alors il faut continuer cette tentative qui n’a pas encore trouvé de bâtiment pérenne à sa mesure : à moins que les architectures que nous investissons de manière éphémère correspondent finalement le mieux à cet art de la danse qui est réputé si insaisissable ? Et puis, le Musée de la danse travaille avec des personnes de tous horizons confondus : architectes, artistes visuels, amateurs, enfants, danseurs au sens le plus large possible, historiens, archivistes, penseurs de tous ordres… Il fallait sans doute qu’un jour nous travaillions aussi avec le Corps de Ballet de l’Opéra de Paris. C'est d'ailleurs une situation étrange : j'ai été formé à l’École de danse de l’Opéra, et j’y suis invité à l’heure où la génération de danseurs à laquelle j’appartiens part à la retraite…
Quels principes artistiques structurent votre projet 20 danseurs pour le XXe siècle ?
B.C. : Il s’agit d’une exposition collective du Musée de la danse, qui se visite comme telle : une vingtaine de danseurs interprètent et s’essaient à des gestes issus de corpus chorégraphiques du XXe siècle, et les visiteurs peuvent librement circuler à la rencontre d’environ soixante-dix solos et extraits de pièces. Le répertoire abordé dans cette version parisienne est puisé pour partie dans le répertoire des danseurs eux-mêmes ou de celui, historique, du Ballet de l'Opéra de Paris (qui ne leur est pas nécessairement familier aujourd'hui). Nous avons ensuite "greffé" un répertoire un peu plus transversal et transgressif, issu des précédentes éditions de l’exposition. Une quinzaine d’artistes ont notamment accepté de prêter leurs danses aux danseurs de ce projet. Il ne s’agit pas d’une vision exhaustive ou universitaire de la danse du XXe siècle, mais d’une sorte de « carottage » momentané, né du contexte de notre travail et des artistes qui ont eu le désir de participer à cette aventure. Nous effectuons des courts-circuits et des sauts culturels improbables : on peut tomber nez à nez avec des chorégraphies de pionniers de la danse moderne comme avec des évocations de performances des années 1970, puis passer sans transition d’un fragment de William Forsythe à une session d’improvisation ou de Voguing. Il s’agit bien de 20 danseurs pour le XXe siècle, et non de 20 chorégraphes pour le XXe siècle : ce sont les danseurs qui librement cherchent les moyens d’interpréter du jazz ou du butō, des danses de Valeska Gert, de Dominique Bagouet ou de Trisha Brown : c’est dans et par leur corps que le musée s’épanouit. Lors de précédentes éditions de ce projet, notamment à la Tate Modern ou au MoMA ou encore dans un mémorial de la Seconde Guerre mondiale à ciel ouvert à Berlin, l’exposition était visible 5 heures ou parfois plus, mais pour l’Opéra nous avons réduit cette durée à une heure trente et à trois heures les samedis. Nous dansons dans les salons et foyers publics afin de renouer « étrangement » avec la proximité historique des abonnés et des danseurs. Et surtout de nous confronter à la danse sans l’appareil habituel des spectacles de l’Opéra, dans un dénuement et une liberté qui conviennent bien aux gestes de la modernité que nous essayons d’approcher.
Jacques Drillon souligne que « c’est parce qu'on refuse à l'interprète son statut de créateur qu'on lui refuse le droit de se situer dans le cours de l'histoire(4) ». L’opus que vous présentez cette saison à l’Opéra de Paris se présente comme une riposte à cette situation. Il s’inscrit aussi dans une logique qui caractérise tout un pan de la création chorégraphique européenne depuis une vingtaine d’années. Ici et là, on a pu assister à l’émergence d’une constellation d’initiatives qui vont dans ce sens et témoignent d’une attention portée à l’histoire des œuvres ainsi qu’au rôle qu’y jouent les danseurs, et non plus seulement les chorégraphes. Vous-même avez conçu un projet qui contribue entre autres à offrir une visibilité élargie à ce type de démarche : le Musée de la danse que vous dirigez à Rennes depuis sept ans. De quelle manière 20 danseurs pour le XXe siècle procède-t-il cette dynamique élargie ?
B.C. : Je suis moi-même danseur pour d’autres chorégraphes et artistes, d’Odile Duboc ou Meg Stuart à Anne Teresa De Keersmaeker ou Tino Sehgal aujourd’hui. Et je pense, tout en respectant absolument la force des auteurs, que depuis cette expérience qui est celle du danseur, il est possible de redéfinir ce qui fait histoire, mémoire, invention et politique dans le champ de la danse. Le Musée de la danse, par le prisme des danseurs, défend une conception élargie de la danse (qui donne également son nom au concours annuel que nous avons initié en coopération avec le Théâtre de la Ville à Paris). Nous souhaitons inventer un nouveau type d’espace public par et pour la danse, qui ne soit ni une école ni un théâtre, et nous le faisons avec l’idée que tout le monde peut expérimenter avec la danse, dans une vision historique élargie dans laquelle les actionnistes viennois, Charles Chaplin, Vito Acconci et même Tex Avery ont quelque chose à nous apprendre pour inventer les gestes nécessaires d’aujourd’hui comme ceux de demain. Nous inventons ce musée en faisant un peu d'archéologie expérimentale et en travaillant surtout avec les artistes contemporains, à partir du travail de Vera Mantero ou d’Alain Buffard par exemple, également présentés dans ce projet à l'Opéra.Musée chorégraphique vivant - Entretien avec Boris Charmatz6 images
Jean-Christophe Bailly note que « tout le travail d'interprétation des œuvres du passé revient à desserrer à nouveau leur tissu ». Il ajoute qu’interpréter « c'est disjoindre, c'est rendre à la formation ce qui a été formé, c'est ne jamais écouter une réponse, c'est au contraire reformer une question, rejouer un dispositif de doute et d'aventure(5) ». À cet égard, de quelle manière travaillez-vous avec les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris, dont la formation, le parcours et les conditions quotidiennes de travail sont en partie distincts de ceux avec lesquels vous avez coopéré jusqu’à ce jour ?
B.C. : Il importe de préciser d’emblée que je n’ai pas choisi le groupe des danseurs avec lesquels je travaille : ils se sont portés volontaires pour ce projet car je n’ai pas souhaité procéder à une audition comme cela se pratique le plus souvent. Nous avons d’abord pas mal discuté de ce qu’ils avaient envie de danser, mais aussi de ce qui nous motivait, tous et chacun, à l’occasion de ce projet. Nous avons très vite dansé, échangé des danses, travaillé à élargir nos tissus culturels respectifs : ils m’ont convaincu de faire figurer Noureev dans ce répertoire, et accepté aussi de tenter d’apprendre du Vera Mantero ou du Mike Kelley ! Et c’est un immense plaisir de travailler avec eux, même si cela n’a absolument rien à voir avec le fait de travailler avec les artistes présents lors des autres éditions de ce projet : on ne peut pas comparer Ko Murobushi tétanisant l’atmosphère par son savoir immémorial et un danseur qui regarde quasiment pour la première fois une danse butō pour tenter d’en trouver les ressorts intimes… Cependant, c’est cet écart entre la solidité des savoirs et des techniques développée à l’Opéra et la fragilité du lien avec les modernités artistiques les plus astringentes qui fait le cœur de cet essai aujourd’hui.
20 danseurs pour le XXe siècle sera présenté, non sur la scène du Palais Garnier mais dans certains de ses espaces publics. Ce choix implique notamment un autre mode de relation des spectateurs aux danseurs, où la proximité physique joue un rôle considérable. Quelles priorités ont motivé ce choix ?
B.C. : Benjamin Millepied a été le premier spectateur de ma toute première pièce, chorégraphiée avec Dimitri Chamblas, lequel assure aujourd'hui la direction artistique de la 3e scène de l’Opéra de Paris. C’est aussi Benjamin Millepied qui m’a fait visiter l’Opéra, ou plutôt revisiter, et j’ai absolument voulu jouer en dehors de la scène, en partie sans doute parce qu’enfant et savoyard, j’ai été fasciné par cette architecture de Charles Garnier. Les salons nous permettent de fabriquer une « forêt » de gestes, dans laquelle on peut errer ou glaner ou apprendre et sentir. La proximité permet aussi de poser une question à un danseur qui vient de danser, choisir son point de vue, décider de rester avec un seul danseur à l’exclusion de tous les autres, parce qu’on veut en savoir plus, de ce corps-ci qui se permet de passer d’Isadora Duncan à Balanchine ou Nijinska. Encore une fois, c’est un musée : on croit visiter la danse, mais c’est elle qui nous visite. Elle fait du bruit, elle vacille, elle travaille et nous travaille… En dansant sur le même sol que celui que le public foule, c’est toute une politique de la danse et des corps qui se transforme.
L’invitation que vous a adressée Benjamin Millepied à intervenir dans le cadre de sa première saison pour le Ballet de l’Opéra de Paris s’inscrit dans une configuration artistique partiellement distincte des projets que vous menez habituellement. Quelles ont été les motivations qui vous ont incité à répondre à son invitation ?
B.C. : Je n’avais jamais fait de projet d’envergure pour un Ballet. Mais Benjamin Millepied et Stéphane Lissner ouvrent la possibilité d’une ère nouvelle. Je suis ravi de participer à cette tentative et j’ai pensé que ce projet du Musée de la danse serait un moyen de commencer à travailler avec cette Maison, dans une confrontation entre deux visions muséales, en quelque sorte. Je ne sais pas ce que cela donnera... Les danseurs se préparent à une orgie de gestes !
fonte: @edisonmariotti #edisonmariotti
https://www.operadeparis.fr/magazine/musee-choregraphique-vivant
Cultura e conhecimento são ingredientes essenciais para a sociedade.
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